2006/05/13

Un chat n'est pas toujours un chat (Pierre Foglia)



Un chat n’est pas toujours un chat
Pierre Foglia - La Presse, 28 mars 1998

J'ai neuf chats. Un de plus que la dernière fois que je vous ai parlé de chats.
J'ai trouvé le neuvième l'automne dernier, dans le bois où je vais aux champignons... " Ah non, a dit ma fiancée, pas un autre chat Je t'avertis, celui-là ne rentrera pas dans la maison. " Et elle est allé mettre des petites annonces dans tous les dépanneurs de la région : " Jeune chat tigré à donner. Une petite fille qui ne devait pas avoir plus de cinq ans a appelé le dimanche après midi suivant :
- Ma maman veut bien pour le petit minou. Comment il s'appelle ?
- Girolle.
- Girolle ! Wouache. C'est quoi ça comme nom ?
- C'est le nom d'un champignon qui pousse dans le bois où j'ai trouvé le minou. Et toi tu t'appelles comment ?
- Tiffany.
- Tiffany ! Wouache. C'est quoi ça comme nom ? Ta maman t'a trouvée dans un magasin de lampes ou quoi ?
Je l'ai entendue qui parlait à sa mère, et j'ai entendu la mère qui disait : " Raccroche c'est un fou. " C'est comme ça que Girolle n'est pas allé chez la petite fille qui s'appellait Tiffany. C'est aussi bien. Je suis sur qu'elle aurait essayé de l'habiller avec ses habits de poupée. Toutes les petites filles font chat.
- Pas d'appels pour le minou ? " a demandé ma fiancée quand elle revenue de chez sa mère.
- Pas un seul, ai-je menti.
Girolle couchait sur le banc bleu, sur la galerie. On lui avait mis une vieille couverte. Un matin, quand on s'est levé, il avait neigé. On l'a fait rentrer ce matin-là. C'est mon neuvième chat. Il ne s'appelle plus Girolle. Il s'appelle plein de noms. Ramon. Coco. Minou. Tiffany.
- Pourquoi tu l'appelles Tiffany, M'a demandé ma fiancée.
- Je ne sais pas, comme ça.
Quand ma fiancée s'installe pour regarder la télé, il se glisse sous son pull. Pour un chat qui ne devait jamais rentrer dans la maison, je trouve qu'il a fait du chemin. Évidemment, les autres sont jaloux.
Sauf Zézette. Zézette s'en fout. Zézette c'est ma préférée. Mais d'être ma préférée aussi, elle s'en fout. Et c'est bien pour cela qu'elle est ma préférée. C'est l'histoire de ma vie. De la vôtre aussi, sans doute...
Zézette donc, se fout de tout, sauf des écureuils, des mésanges et des souris. L'autre matin elle est arrivée avec un cardinal rouge écarlate dans sa gueule noire. Mais c'est le jaune qui dominait. Les deux traits jaunes de la fente de ses yeux... La nuit, parfois, je vais la chercher sur le sofa où elle dort en boule. Je la ramène sous les draps. Elle commence à ronronner et s'arrête net. Comme au bord de quelque chose où elle ne voudrait pas se compromettre. Le bonheur peut-être. La chaleur l'étire quand même le long de ma jambe. Et elle s'endort là, du lourd sommeil des tueuses.
Bine-Bino est l'intellectuel de mon troupeau. Il a cet air un peu las, un peu attristé de celui qui à lu tout Heidegger, tout Derrida, tout Foucault, tout Althusser, et qui a tout compris, mais qui échangerait cette érudition-là pour deux sous de talent. N'importe quel talent. Celui de chasser la souris. Celui de faire des confitures. Celui d'écrire deux lignes. Celui de vivre. Bine-Bino ne sait pas vivre au sens le plus pratique du mot vivre.
Souvent couché sur mon bureau, sur mes papiers et mes notes, il me toise avec un rien de mépris quand je prétends le chasser. " Allez Bino, allez ! "... Il prend alors cet air navré qu'ont souvent les intellectuels quand ils s'apprêtent, une fois de plus, à traverser le désert pour sauver le monde.
Picotte. Yvon Picotte, du nom d'un ancien ministre libéral, est un chat fou. Et merveilleux. Une sorte de chartreux, haut sur pattes. Un accident lui a recourbé la queue sur le dos, dévoilant pour toujours son trou de cul fripé. C'est à force de l'avoir sous le nez que je me suis rendu compte combien le trou du cul, et pas seulement celui des chats, le trou de cul en général, le trou de cul dans la vie, ressemblait au nombril.
De tous les chats que j'ai connus, Picotte est celui qui est le plus près de la parole. Je devrais dire de la question. Picotte est une machine à poser des questions. Il est toujours à moduler une sorte de roucoulement interrogatif : Que faistu ? Où vas-tu ? Qu'y a-t-il dans ton sac ? Je crois qu'il aurait aimé être journaliste... Picotte est petit peu lubrique. C'est pas long, quand on lui papouille le dos d'une certaine manière , qu'il vient tout croche. Et même qu'il vient tout court.
- Picotte ! Maudit cochon ! Sais-tu qu'on dit dans le dernier Time que chaque fois qu'on a un orgasme on brûle des milliers et des milliers de neurones ?
- Tant pis, répond Picotte.
Bardeau est roux et obèse. Chat errant, il a vécu l'enfer avant d'arriver jusqu'à nous. Il pense qu'il est mort et qu'il revit au paradis. Il mange. Il dort. Des fois une terreur de famine le tire de son sommeil. Vite, il va se frotter aux jambes de ma fiancée.
- Un peu de lait s'il te plaît.
- Oui, mon prince.
Lili est le seul chat de nos neuf chats qui se contente d'être un chat. Une queue, des moustaches, deux pattes antérieures et deux pattes postérieures. Elle n'a jamais cessé une minute de nous dire qu'un chat est un chat. Un cercle, un cercle. Bref, qu'on n'échappe pas à soi-même comme disait Spinochat.
Petit Robert est vieux et plein d'arthrite. Chatoune Grise est plus vieille que lui encore et un peu gâteuse. Ils vont se chauffer sur la galerie, à petits pas précautionneux. On a avec les vieux chats les mêmes impatiences qu'avec les vieillards humains : on les trouve bien lâches de s'économiser tant pour durer plus longtemps.
Titouse enfin. Ma complice. Mon écaille-de-tortue par qui m'est venu l'amour des chats. Titouse va mourir. Rien qu'un chat, alliez-vous dire ? Ne le dites pas. La mort ressemble à toutes les morts. Et celle-là se fait sur mes genoux...
C'est drôle, enfin drôle, je suis en train de lire les mémoires de Fernand Dumont (Récit d'une émigration ), ce passage vers la fin du livre où il apprend qu'il ne lui reste plus que quelques mois à vivre " ...je regardais défiler le paysage dans une espèce de stupéfaction devant le vide qui s'ouvrait devant moi ". Comme il m'arrive parfois quand je suis seul, j'ai relu à voix haute : Une sorte de stupéfaction devant le vide qui s'ouvrait devant moi.
Au son de ma voix Titouse a planté ses griffes dans ma chair.

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Pierre Foglia
La Presse, Montréal, Samedi, 08 Avril 2006

Picotte is kaput

À la radio, des femmes parlaient du droit à l'avortement, disaient que ce combat-là était toujours à refaire. J'avais laissé la radio de l'auto ouverte exprès, pour que Picotte ne se doute de rien. Les chats ont l'intelligence des climats, ils sentent l'hostilité, l'attente, les départs, le deuil, l'amitié, l'amour, la mort. Mais ce que les chats sentent le plus, c'est le bonheur. La preuve, quand t'es heureux, il y a toujours un chat qui passe, la queue en l'air. La queue en l'air du chat, c'est la signature du bonheur. J'ai huit chats, donc, et Picotte était mon préféré. S'cusez, je dis toujours ça, j'ai huit chats. D'abord je n'en ai plus que sept. Et ce verbe avoir est complètement ridicule : on a des chiens, mais on est avec des chats. On a avec les chiens un rapport de maître, avec les chats un rapport de planète. Les chats sont des lunes indépendantes qui tournent autour d'un soleil qu'ils ont choisi. Ceux qui sont chez moi tournent autour de ma fiancée. Sauf Picotte, qui tournait autour de moi. Je n'ai jamais très bien su pourquoi, je crois que c'est parce que son système solaire était fucké, une histoire que je vous raconterais bien, sauf que chaque fois que je me répands sur les animaux, le lendemain j'ai des courriels qui me disent : on sait bien, vous aimez plus les animaux que les gens. Ce n'est pas faux, et ça me culpabilise terriblement. Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise, dans certains domaines, les animaux sont tellement supérieurs à l'homme et même à l'enfant. Quel domaine ? L'amour, par exemple. Les animaux savent quand tu les aimes, alors que les enfants, faut leur dire et leur répéter et leur répéter et pas n'importe comment, y a des règles à suivre et des livres de psys à lire. C'est pas simple. L'autre jour, je dis à ma petite-fille : t'es même pas belle. Elle part à brailler, se jette dans les bras de sa mère : grand-papa il a dit que j'étais pas belle. Picotte, là, je le prenais dans mes bras, pis j'y chuchotais des horreurs dans les oreilles : espèce de faux chatreux, de chahuahua, de coquecigrue à moustache... j'avais même composé une petite comptine, juste deux lignes, que je pouvais y seriner dans l'oreille pendant dix minutes : Picotte is fucked up / Picotte is fucked up... Vous me voyez chanter ça à mes petits-enfants ? Et bien Picotte, lui, adorait, ronronnait comme un fou. Mettait ses pattes autour de mon cou. Picotte is fucked up. Me mordillait le nez, le menton. Ce chat-là m'aimait, c'est effrayant. Il savait deux semaines à l'avance quand j'allais partir en voyage et allait se coucher sur ma valise. Avant que je parte pour Turin, je l'avais bien averti de ne pas mourir : tu ne crèves pas pendant que je suis parti, espèce de chat sournois. Tu m'as bien compris ? T'attends que je revienne. Il a attendu. Il était malade depuis un an. La glande thyroïde. Y a rien à faire. Avec cette maladie-là, ils ont toujours faim, mangent tout le temps et pourtant maigrissent au point de devenir squelettiques. Picotte, on voyait à travers. Je n'y chantais plus Picotte is fucked up. J'y chantais Picotte is kaput. J'ai appelé la vet. C'est pour une euthanasie, docteur. À la radio, des femmes parlaient du droit à l'avortement, j'avais laissé la radio de l'auto ouverte exprès. Si on était monté en silence, Picotte aurait entendu que je pleurait à plein robinet. La salle d'attente était si pleine qu'on se serait cru dans un hôpital pour les gens. On faisait la queue à la réception. La dame devant moi tenait dans ses bras un petit chien ridicule qu'elle appelait Carlo. Il a bobo, Carlo ? j'ai demandé pour la niaiser, j'avais le goût de fesser dans le monde entier. Puis ça été mon tour.
- Avez-vous rendez-vous ?
- Oui.
- Le nom de l'animal ?
- Picotte.
- Ah oui, une euthanasie.
Chut, pas si fort.
Elle est partie avec la cage. Je suis allé m'asseoir et j'ai pensé à rien. Un petit quart d'heure, elle est revenue avec la cage vide et un sac en plastique d'épicerie, Picotte était dedans comme si c'était une pinte de lait et du céleri. Elle dit : ça se peut qu'il bouge encore, c'est les nerfs. Dans l'auto, j'ai pas ouvert la radio. Je guettais le sac d'épicerie du coin de l'oeil, mais il n'a pas bougé. Ma fiancée l'a enterré derrière un talus où pousseront peut-être un forsythia et des tulipes perroquet si Sophie, la dernière arrivée, une petite chatte blanche adorable et hyperactive, arrête d'aller gratter.

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